Communiquer à travers la censure

Quatre films russes ont été retirés du programme du Luxemburg City Film Festival. Sans s’attarder à l’effet néant de cette mesure sur d’éventuelles décisions que serait susceptible de prendre ou non Vladimir Poutine, notons que la procédure d’interdiction ou de boycott de produits (en raison de leur provenance ou autre), courante dans les régimes autoritaires, s’est démocratisée au fil des dernières années en Occident. On y devinerait, parfois, un caractère assez arbitraire. Ainsi ne disparurent point de l’espace public des œuvres d’artistes musulmans après la tragédie « Charlie » ; il semblait plutôt que les devantures débordaient, comme jamais par le passé, d’éditions du coran de tous les formats. L’heure était à « surtout pas d’amalgame entre idées extrémistes et citoyens musulmans pacifiques !» Je jugeais cette devise certes noble, juste- mais je redoutais qu’elle ne fût teintée d’un angélisme empêchant le déploiement d’une politique sécuritaire efficace et nécessaire. Mais elle a peut-être sauvé de l’ensevelissement les contes des Mille et Une Nuits.
Aujourd’hui, possédant une belle collection de livres d’auteurs russes, je me suis surprise à penser qu’il fallait envisager à l’occasion de refaire le plein de ces ouvrages, afin d’en avoir plusieurs exemplaires au cas où… ils disparaîtraient des rayons. C’est une réflexion très désagréable, à laquelle je n’ai aucune envie de me soumettre au vingt-et-unième siècle.
La suppression de biens culturels est devenue un moyen assez commun, notamment dans l’univers de la bien-pensance néo (-progressiste, -féministe, -gauchiste…), d’exprimer, ou plutôt d’imposer, une vue, une position. Ainsi sont écartés de certains programmes universitaires des textes littéraires estimés misogynes ou simplement sortis de la plume d’un homme auquel est attribué ce défaut jugé capital. Si le monde académique regorge actuellement de cas du même genre, la campagne BDS (boycott-désinvestissement-sanctions) dirigée contre Israël en est l’exemple sur le plan géopolitique.
Que l’invasion de l’Ukraine et la détresse humaine qu’elle engendre suscite de vives réactions est parfaitement légitime. Que la censure soit au service de la transmission de messages idéologiques ou politiques l’est moins.
Dans ce contexte, je me souviens d’un projet d’art intitulé conflict kitchen datant d’il y a quelques années, créé par les artistes Jon Rubin et Dawn Weleski, à Pittsburgh en Pennsylvanie. Il s’agissait d’un restaurant ne servant que des plats traditionnels de pays alors en conflit avec les États-Unis, afin de faire découvrir ces nations autrement qu’à travers le prisme politique uniquement. Une invention d’illuminés pour illuminés, ai-je pensé à l’époque. Actuellement, il serait peut-être sensé de s’inspirer de ce concept pour révéler, pourquoi pas, la civilisation russe – qui ne se résume pas à Poutine.
Kelly Meris
Strassen