Des sentiments moraux

Chacun pour soi et tous les uns contre les autres, voilà ce qui est à l’opposé des sentiments moraux de l’être humain que l’auteur de The Theory of Moral Sentiments (Théorie des sentiments moraux), à savoir Adam Smith, défend brillamment en plaidant pour ce qu’il appelle « les vertus aimables et respectables » (I, I, V : Of the amiable and respectable virtues).
Au lieu de ne penser qu’à nous-mêmes et de ne nous montrer exigeants qu’envers les autres, que ce soit en famille, à l’école, au travail, dans nos communautés, entre communautés et nations, nous enlisant ainsi dans une adversité radicalement étrangère aux exigences morales les plus élémentaires, il s’agit d’être sensibles les uns envers les autres (voir les vertus aimables) tout en nous montrant exigeants envers nous-mêmes par rapport les uns aux autres (voir les vertus respectables), c’est-à-dire de n’être ni hypersensibles ni insensibles, mais sensiblement courageux et attentionnés, afin de nous rejoindre les uns les autres dans une bienveillance moralement multilatérale.
Si l’actualité nous apprend malheureusement à quel point l’humanité est loin desdits sentiments moraux qui devraient nous sensibiliser en même temps que de nous responsabiliser pour la bienfaisance, il est grand temps que nos sociétés d’adultes repensent à la petite enfance ayant purement besoin du reste de l’humanité ainsi qu’aux enfants et aux adolescents ayant droit à une éducation en faveur du bien-être de tous et d’un chacun, éducation aussi et surtout aux sentiments moraux.
Essayer d’aimer son prochain comme soi-même et soi-même comme son prochain, voilà en quoi consiste selon Adam Smith la recherche de cet équilibre qui doit tenir compte de la différence de proximité et de distance à l’origine de nos sentiments moraux opposés au mensonge de l’indifférence moralement intenable. Adam Smith ne manque pas à cet égard de nous rappeler « la grande loi du Christianisme » (voir I, I, V : the great law of Christianity) en même temps que d’insister sur les ressorts naturels de la sympathie.
Le véritable amour nous apprend à ne pas exagérer ni à négliger l’amour de soi et du prochain, mais à nous accorder sur un amour sensible de la personne humaine (soi-même et autrui). Mt 22,34-40 (voir aussi Mc 12,28-34 et Lc 10,25-37) ne nous dit pas d’aimer notre prochain de tout notre être, mais bien de l’aimer comme nous-mêmes, s’agissant d’aimer la personne humaine malgré ses manquements d’un cœur sensible, voire miséricordieux. Or cela n’est vraiment possible que si nous aimons grâce à et selon l’être tout entier qui est amour, d’où ce « nouveau commandement » (Jn13,34) qui redit l’ancien (voir 1 Jn 2,7-8), c’est-à-dire celui de l’amour éminemment bienfaisant du serviteur souverain que son maître appelle « ami » (voir Jn 15,12-15).
Le vaurien, ce n’est pas le va-nu-pieds qui pleure, mais c’est toute personne dont les yeux sont rivés sur des richesses matérielles, parlons de « terres rares », plutôt que de s’émouvoir devant la veuve et l’orphelin, devant l’enfant en bas âge qui sous le choc de bombardements inhumains n’a plus rien sinon ses petites mains vides pour se frotter ses yeux gonflés. Le vaurien, le scandaleux, c’est l’être insensé qui n’aime pas, qui n’aime plus du tout.
Il y a un autre chapitre dans The Theory of Moral Sentiments qu’un connaisseur des romans de Charles Dickens (voir p. ex. Barnaby Rudge, Dombey and Son, Bleak House, Little Dorrit) n’hésiterait pas à qualifier de dickensien, Charles Dickens ayant probablement connu l’ouvrage d’Adam Smith. Il s’agit du chapitre I, III, III qui mérite toute notre attention à l’heure actuelle : « De la corruption de nos sentiments moraux occasionnée par cette disposition à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres et d’humble condition » (Of the corruption of our Moral Sentiments, which is occasioned by this disposition to admire the rich and the great, and to despise or neglect persons of poor and mean condition.)
Selon Adam Smith et bien d’autres « moralistes de toutes les époques » (voir I, III, III : moralists in all ages), il ne faut pas confondre l’être rompu avec l’être corrompu, mais se méfier de « cet être impertinent et fantasque qu’on appelle un homme à la mode [the man of fashion] », quelqu’un qui se donne des airs alors qu’il n’est rien qu’un artifice.
En ce moment où les chefs d’État se concertent pour investir massivement dans les armes de dissuasion et de défense, il ne faudrait pas oublier d’investir aussi et surtout dans la sensibilisation aux sentiments moraux en faisant campagne contre la guerre. C’est une question d’humanité (des larmes de compassion contre des armes impitoyables).
Quant aux richesses, on pourrait p. ex. s’interroger sur l’indexation des salaires et des retraites dans la mesure où celle-ci débouche sur une consommation effrénée plutôt que de servir la solidarité et en ce qu’elle provoque l’exportation d’une inflation dont beaucoup de gens ne se préoccupent pas aussi longtemps qu’elle ne gêne que les autres. Alors qu’en est-il de la solidarité et des sentiments moraux ?
Marc Gilniat