Plaidoyer pour une démocratie semi-directe

Les heures de gloire sont rares à la Chambre des députés. L’électorat désabusé retiendra, à titre d’exemple, deux événements qui entreront dans les annales de notre démocratie parlementaire. Le dépérissement du pouvoir législatif ne fait que creuser le fossé entre gouvernants et gouvernés.
Récemment il y eut le vote de la loi permettant au mécanisme européen de stabilité (MES) de contourner la prérogative de la Chambre des députés, à savoir le contrôle financier, pour toute hausse future du capital nécessaire au renflouement de banques en Grèce et ailleurs. Ensuite, nous venons d’assister à l’abandon sans état d’âme du vote sur le rapport d’enquête et les motions de censure dans l’affaire SREL. Dans les deux cas les députés se sont désavoués eux-mêmes ; le 10 juillet le parlement a non seulement fait piètre figure, mais en plus personne n’a songé à poser la question de savoir combien de deniers publics ont été gaspillés dans toutes ces extravagantes histoires de service de renseignements. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’électorat ne s’y retrouve pas.
Les défis du siècle de la globalisation sont multiples ; l’Union européenne y fut jetée en pâture, sans restriction aucune, notamment par le néo-libéral Pascal Lamy (voir « Europe, la trahison des élites » par Raoul Marc Jennar, ed. Fayard 2004). Il faudra désormais un exécutif puissant, la Commission à Bruxelles et une certaine « élite » politique pour mener à terme les intentions d’une oligarchie aux visages inconnus. Ses décisions ou directives constituent ce qu’on appelle le droit européen. Chemin faisant, les parlements nationaux sont réduits à l’état de caisse à résonance de ce qui est décidé ailleurs. Dans le cas de notre Chambre des députés, on constate de surcroît que les fractions de la majorité au pouvoir suivent en général les consignes de l’exécutif. Il n’est nullement garanti que ces votes tiennent compte des intérêts individuels de l’électorat qui pourtant s’imagine être le mandant des élus. Ainsi se crée un écart entre gouvernants et gouvernés.
Les députés ne représentent pas les citoyens
Depuis 1919 seulement notre Constitution stipule que la souveraineté réside dans la nation. Guillaume III de Hollande et Grand-Duc de Luxembourg nous avait légué une charte autoritaire et rigide (voir « L’Etat luxembourgeois » par P. Majerus) et les rédacteurs de la Constitution de 1868 n’ont pas osé se prononcer sur le principe de l’attribution de la souveraineté. Il y eut même en 1919 un projet de révision, car le rôle réservé à la nation était considéré comme trop restreint et il s’agissait de donner au peuple la faculté de se prononcer par voie de référendum. Mais le projet fut abandonné.
Qu’en est-il de la souveraineté nationale ? Dans son ouvrage « Droit constitutionnel et science politique », Bernard Chantebout, professeur de droit public à l’université Paris V, explique que la notion de souveraineté nationale, datant de la fin du 18e siècle, a remplacé celle du monarque. La bourgeoisie siégeant à l’Assemblée nationale française préféra cette notion basée sur le suffrage restreint censitaire de l’époque à celle de souveraineté du peuple. Sieyès, homme politique français (1748-1836), déclara le 7 septembre 1789 à l’Assemblée que « les concitoyens n’ont ni l’instruction, ni les loisirs nécessaires, il faut donc des représentants plus capables qu’eux-mêmes de décider… ». Il considère le peuple, qui se confond alors avec la population, comme une entité abstraite qu’il appelle la nation.
Pour Chantebout le système représentatif permet de tenir le peuple à l’écart des décisions politiques ; il estime que la souveraineté nationale dépasse une simple délégation de pouvoir et oblige les citoyens à aliéner leurs droits ; par ailleurs, l’organe dit « représentatif » ne se soucie pas de savoir si la volonté de cet organe, le parlement, coïncide avec celle du peuple réel. L’organe représentatif mis en place par la Constitution ne représente pas les électeurs, mais la nation considérée comme une entité distincte des membres qui la composent. La nation est souveraine, mais elle constitue une personne morale distincte. Il résulte de la théorie du système représentatif, toujours selon Chantebout, que le pouvoir réel – le droit d’exprimer la volonté de la nation et de légiférer en son nom - est transféré à un très petit groupe de personnes, élu certes, mais qui n’est comptable de ses décisions devant personne.
Le fait que les députés disposent non pas d’un mandat impératif – qui les obligerait de rendre compte de leurs décisions aux citoyens – mais d’un mandat représentatif est exprimé par l’article 50 de notre Constitution de la manière suivante : « La Chambre des députés représente le pays. Les députés votent sans en référer à leurs commettants et ne peuvent avoir en vue que les intérêts généraux du Grand-Duché ». Contrairement à la croyance largement répandue, cela veut dire que dans un système représentatif basé sur le principe de la souveraineté nationale les députés ne représentent pas les citoyens et le parlement n’est nullement tenu à rendre compte à l’électorat, sa source inaltérable de deniers publics.
Conseil d’Etat : à réformer
En matière législative le Conseil d’Etat, organisé par la loi du 12 juillet 1996 portant réforme du Conseil d’Etat, supplée au défaut d’une seconde chambre. L’origine remonte à l’époque de Guillaume III de Hollande. Il créa cette institution consultative sur le modèle français. De nos jours le rôle du Conseil d’Etat en matière législative est prépondérant. Toutes les lois sont soumises au second vote à moins que la Chambre d’accord avec le Conseil d’Etat n’en décide autrement. Si le Conseil refuse la dispense, il y aura après un intervalle d’au moins trois mois et après avis du Conseil un second vote. Le Conseil d’Etat dispose donc d’un droit de veto suspensif en matière législative. Il est composé de 21 conseillers. Ce nombre ne comprend pas les membres de la famille régnante qui font partie du Conseil d’Etat. Le Grand-Duc héritier peut y être nommé dès que ce titre lui a été conféré. Les membres sont nommés et démissionnés par le Grand-Duc. A l’exception des membres de la famille régnante, les fonctions de membre du Conseil prennent fin après une période continue ou discontinue de 15 ans. La fonction prend encore fin au moment où l’intéressé a atteint l’âge de 72 ans. Cette brève description du mode de désignation des membres de Conseil d’Etat et de sa composition démontre que le Conseil d’Etat, en tant qu’organe participant à l’élaboration de la loi, ne dispose pas de la légitimité démocratique. Une réforme en profondeur de cette institution s’impose.
La démocratie semi-directe : le modèle suisse
Au vu de ce qui précède et compte tenu du contexte socio-économique luxembourgeois et européen de plus en plus difficile où la cohésion sociale devient plus fragile, on ne peut nier le fait qu’un fossé sépare les gouvernants des gouvernés. Le système représentatif, basé sur le principe de la souveraineté de la nation, ne garantissant pas toujours les intérêts des citoyens, il faut accorder aux citoyens la possibilité de s’exprimer directement dans un certain nombre de domaines.
Chantebout définit la démocratie semi-directe comme étant celle où les lois sont normalement votées par des assemblées élues, mais où le peuple peut participer à leur élaboration, soit en prenant l’initiative (initiative populaire), soit en s’opposant à leur promulgation ou à leur maintien en vigueur (veto populaire). Le modèle suisse de démocratie semi-directe est cité pour son exemplarité, par la voie de l’initiative populaire ou du référendum obligatoire dans certains domaines. L’initiative populaire est admise depuis 1920 par tous les cantons suisses : elle consiste dans la possibilité pour les électeurs agissant par voie de pétition de demander l’adoption d’une loi sur un sujet déterminé. Chantebout explique l’échec de cette initiative dans d’autres pays européens ; on n’a pas su en faire un bon usage comme en Suisse. Dans certains pays on s’est servi du référendum comme instrument d’arbitrage des conflits éventuels entre les organes institutionnels. L’auteur cite l’exemple de la Constitution de Weimar. Le référendum ne devrait en aucun cas être mis à la disposition d’un organe constitutionnel et surtout pas de l’exécutif. L’initiative de la consultation du peuple doit être laissée aux seuls citoyens.
Cette participation directe nécessite évidemment un énorme effort d’éducation politique des citoyens. C’est le prix à payer pour un gouvernement du peuple pour le peuple mais aussi par le peuple. Le modèle suisse nous montre que cela vaut la peine. Il faut le courage d’établir plus de mécanismes de démocratie semi-directe dans notre Constitution. L’actuelle constitution luxembourgeoise est limitée au référendum constituant qui permet aux citoyens de se prononcer sur une révision constitutionnelle. Il faudrait élargir la possibilité du référendum en incluant le référendum législatif qui permet aux citoyens de se prononcer sur l’adoption ou l’abrogation d’une loi ordinaire. Le Grand-Duché est un petit pays, ce qui facilite l’expérience.