Pour une première nuit dans un lit qui n’est pas le mien, j’ai bien dormi et je me réveille vers six heures, probablement par habitude de me lever à cette heure matinale. Le premier que je vois est Browny, le chien de Gisèle qui se sent visiblement à l’aise pour pouvoir courir où et quand il veut.

Avant de prendre le petit déjeuner, comme il se doit, on va voir ce que font nos ânes. Comme ils broutent tranquillement au fond du grand pré, nous les laissons faire et allons prendre des forces. Après avoir réglé notre dû, nous convenons avec l’exploitant de pouvoir laisser le van de Nicolas chez lui jusqu’à la fin de notre périple, ce qui nous permet de disposer en permanence d’une voiture à la destination de chaque fin de journée. Pour ce faire il faut emmener la veille une de nos voitures à destination et, une fois y arrivé, revenir chercher avec cette voiture celle qui est restée d’où nous sommes partis le matin. Un peu compliqué vous direz, mais cette manière de faire nous permettait de disposer chaque soir d’un van au cas où il arriverait un malheur à un âne et pour avoir une voiture en cas de besoin. Compte tenu des mauvaises expériences que j’ai vécues sur le Camino pour héberger les ânes, je crois que nous avions opté pour la bonne solution.

Si on avait fait le chemin sans les ânes, on aurait le même luxe en recourant à la malle postale. La malle postale est un service de transport de bagages et/ou de personnes étape par étape, de convoyage de véhicules, et service de bus et covoiturage.

Il est neuf heures quarante-cinq quand nous quittons la « Ferme de Piquet », soit un quart d’heure avant le départ des randonnées traditionnelles que nous organisons avec nos ânes. Henry et Titus nous ont directement rejoint lorsqu’ils nous ont aperçu connaissant à suffisance ce qui les attend quand on vient les voir le matin. Visiblement, ils apprécient de se balader.

Nous quittons Goudet par la D49 par le pont qui passe au-dessus de la Loire et qui, sous son ancienne configuration était stratégique pour la défense du village et ses alentours. A la hauteur du chemin qui conduit au château de Beaufort, nous prenons à gauche et suivons le GR70. Le temps est idéal pour la marche, ni trop chaud ni trop froid, avec un ciel un peu chargé. Après avoir traversé un petit pont sur La Faye, nous découvrons ce que le patron de la Ferme du Piquet nous avait dit : « Après le petit pont, il faut monter cinq cent mètres – c’est un des passages les plus difficiles du trajet, après ça va. »

Quand il a raison, il a raison : le petit chemin s’avère en effet être une montée qu’il est difficile de qualifier de chemin puisque, sur tout son passage, on trouve des pierres de toutes sortes qui changent leurs positions dès qu’on marche dessus. Franchement dit, c’est un peu ce que j’aime dans une randonnée – un petit challenge autant pour l’homme que pour l’animal. Nicolas et moi, une fois arrivés sur le plateau avec les ânes, nous découvrons un paysage splendide. Le temps de laisser brouter Henry et Titus, nous attendons Christiane et Gisèle – pour Christiane avec son problème de visibilité réduite, cette montée a dû être une épreuve de force. Quelques minutes plus tard nous voyons Browny ce qui est un bon signe pour annoncer l’arrivée prochaine des Christiane et Gisèle.

A notre grand soulagement, les choses se passent bien et nous sommes prêts à continuer sur Montagnac. Le GR70 prend directement à gauche avec une petite montée par un chemin assez étroit, ce qui force les ânes à marcher derrière leur meneur, ce qu’ils n’apprécient pas trop – c’est connu, eux ils le savent et nous l’apprécions.

Sur la hauteur, nous rencontrons les premiers randonneurs d’une longue série, chose que nous n’avions pas pu nous imaginer au départ. Il s’agit de deux femmes et d’un homme en provenance de Rouen. Henry et Titus se prêtent volontiers à la séance photos qu’on nous demande et nous échangeons un peu. C’est seulement à ce moment que je découvre que l’homme pose régulièrement sa main sur l’épaule d’une des femmes et il se confirme qu’il est aveugle. Franchement, je n’aurais jamais imaginé qu’une personne aveugle veuille randonner ainsi et je lui tire mon chapeau – bravo pour le courage et félicitations de tout mon cœur. Lors d’un petit échange avec Nicolas, nous estimons que cette rencontre devrait être bonne pour le moral de Christiane qui se rend compte que des personnes aveugles osent partir, alors qu’elle se posait des questions sur la faisabilité du chemin avant le départ. Je n’ai jamais parlé de ce sujet avec Christiane elle-même, mais le fait qu’elle a fait tout le chemin avec nous, à son rythme bien sûr, prouve qu’elle a dû surmonter ses réserves initiales. En cours de route, j’ai vu un panneau sur lequel était écrit : « La détermination ne fait-elle pas partie de la réussite ? – si » Je ne sais pas pourquoi je ne lui ai pas dit en cours de route l’admiration que je porte à son effort – mais il n’est jamais trop tard pour le faire – c’est pourquoi je l’écris.

A Ussel, je constate que nous sommes entretemps arrivés à une altitude de mille et cinquante mètres, où un panneau invite au gîte de la « Halte de Modest’in ». Comme nous avons réservé ailleurs, nous continuons notre chemin et rencontrons un homme en train cueillir des champignons qu’il place dans un sachet de plastique. Nous apprenons qu’il s’agit de mousserons, qui comptent parmi les champignons commercialisés à un prix relativement cher.

Ce que nous rencontrons ensuite sur notre chemin entre dans la catégorie de ce qui me fout la rage chaque année en longeant la France profonde. Comment peut-on oser d’un côté et de l’autre tolérer que de veilles voitures soient tout simplement abandonnées en pleine nature. Sur un tronçon d’environ cinq cent mètres, nous voyons au fond d’un pré deux « Peugeot » et une camionnette « Citroën. »

Nous traversons la D49 et faisons notre pause midi comme d’habitude avec une baguette, une tomate, du fromage et une pomme comme dessert. A force de randonner, cette manière de se nourrir à midi s’est avérée être entièrement suffisante, contrairement aux repas copieux que nous avons l’habitude de manger à domicile en l’absence d’efforts physiques sur la journée. Au moment de nous reposer encore un peu, quatre personnes avec un sac-à-dos croisent notre chemin et viennent vers nous: « Hello, where do you come from ? We are from Oregon – California and are walking on the Stevenson way ». Nous reverrons Doug, Cheryl, Michael et sa sœur, dont je ne me rappelle malheureusement plus le nom pendant trois jours, et apprenons qu’ils viennent régulièrement en Europe. Ils ont loué une maison dans le Var qui leur sert de pied à terre à partir duquel ils organisent leurs tours à travers l’Europe.

Le chemin qui mène à Bouchet Saint-Nicolas se trouve sur un plateau à une altitude de mille deux cent vingt-huit mètres, avec une vue à vous couper le souffle : une symphonie de couleurs d’une végétation en pleine verdure, mariée avec le brun rouge des cailloux du chemin sur un fond de ciel blanc-gris et une couche supérieure sur fond bleu foncé qui laisse présumer une averse prochaine, dont on peut néanmoins douter à en juger la vitesse avec laquelle le vent chasse les nuages.

Arrivé à destination à « l’Auberge l’Arrestadou » au Bouchet Saint-Nicolas- nous devons constater que cette auberge qui affiche « ferme auberge » ne répond pas forcément à son nom prometteur. Nous l’avions justement choisie pour son affiche, mais elle s’avère ne pas disposer d’un pré. L’exploitant nous informe qu’il faut bien attacher les ânes à un poteau pour la nuit. Hé ! oh ! – ça va la tête ? Au pire, nous pourrions toujours les mettre dans le van si on ne trouve rien d’autre. A la recherche d’un enclos, nous passons près du gîte d’étape « La Retirade ». L’exploitante nous offre le pré derrière sa maison avec des grains pour les ânes, alors même que nous n’y logons pas. Si on n’avait pas déjà déposé nos bagages ailleurs, j’aurais bien aimé changer de lit. En tout cas un très grand merci pour « La Retirade » de nous avoir dépannés. Chaque randonneur aura dans sa vie rencontré des situations pareilles qu’on ne sait pas gérer d’avance – être victime d’une publicité mensongère, et on l’accepte généralement en se consolant que de toute façon on ne cherche pas le grand luxe et que ce n’est que pour une nuit – on trouvera probablement un meilleur logis demain.

Au retour à l’auberge, nous passons près de l’église Saint-Nicolas qui a été construite sur le site même d’un ancien château et rencontrons de plus en plus de randonneurs qui arrivent. Les uns sont dans une condition qu’on peut qualifier de normale après une marche d’une journée tandis que d’autres se trouvent dans un état de dépassement physique avancé comme cet homme avec qui nous parlons un petit peu et qui nous raconte être parti le matin de Le Monastier-sur-Gaszeille avec un sac-à-dos deux fois trop chargé. Il aura fait aujourd’hui vingt-deux kilomètres pour une première journée de marche. On peut le faire mais il ne faut pas non plus exagérer – notre total pour la première journée est de quatorze kilomètres.

A l’auberge, nous découvrons les services offerts par la malle postale et mangerons plus tard avec un couple qui croisera notre chemin dans les prochains jours. L’exploitant de l’auberge a déjà entendu parler du Luxembourg par l’image véhiculée par les médias comme quoi on est un paradis fiscal. Sans trop avoir pris soin de se renseigner, il continue à se plaindre du système français en général, que cela finira en catastrophe et on étoufferait toute initiative commerciale sous quelque forme que ce soit. Nous rencontrerons sur tout le parcours des gens pareils et les conséquences home made, alors que dans d’autres endroits moins privilégiés par un tourisme de passage, les commercent fleurissent pour peu qu’on veuille s’y investir et croire en soi.