Dimanche, 1.6.14, La Bastide Puylaurent - Chasseradès 14 km
Avant d’aller nous coucher, on avait convenu avec les Allemands de partir à neuf heures le lendemain. Alors que nous prenons notre petit déjeuner dans le salon et plions nos bagages pour nous permettre de partir à l’heure convenue, il n’y a toujours pas d’Allemands dans le coin. Soudain, vers huit heures cinquante-cinq monsieur s’amène en sandales et note au passage que nous sommes déjà prêts pour partir. Il ne fonctionne visiblement pas d’après la ponctualité pour laquelle ses compatriotes sont tant connus.
Le temps de bâter Henry et Titus, il amène des bagages à n’en pas finir et nous nous demandons comment il va s’y prendre pour tout charger. Notons au passage que nous n’aurions pas non plus pu partir seuls. L’âne que les Allemands avaient loué, du nom de Bil, avait bien compris que l’heure du départ avait sonné et il aurait plus que probablement foncé dans la barrière pour être de la partie.
Commence alors le bâtage de Bil dans un mix de penser faire, se rappeler un peu le tout avec quelques tuyaux au compte-goutes reçus par le propriétaire et le stress généré parce qu’il nous a fait attendre. Chargé comme une mule au vrai sens du terme, il est neuf heures quarante-cinq quant on prend la route, deux couples, deux « célibataires », trois ânes et un chien – un peu bizarre pour celui qui lit sans jamais avoir randonné mais rien d’extraordinaire pour les locaux et les autres randonneurs.
Pour sortir du village, nous prenons la route de Mende et derrière le pont nous bifurquons directement vers la droite en direction de la gare SNCF et passons les rails pour rejoindre le GR70. Dès le début du chemin, la montée est considérable. Sans trop parler, nous suivons le rythme des ânes. Contrairement à son habitude au Grand-Duché quand nous faisons des randonnées, où Henry commence à bâiller quand le chemin monte un petit peu et prend tous son temps, rien de tel aujourd’hui. Je dois constater que depuis que nous marchons en altitude à plus de mille mètres, on ne peut pas le freiner. Il est en train de développer une cadence que je ne lui connais pas – un vrai fonceur. Visiblement cela lui plaît et lui fait du bien. En cours de route nous doublons quelques randonneurs avec des sacs-à-dos, trop chargés. Après trois kilomètres de montée, Nicolas et moi décidons de laisser brouter les ânes et permettre aux autres de nous rejoindre, comme on le fait maintenant régulièrement depuis notre shampoing. Gisèle arrive en première et me dit au passage de freiner un petit peu pour éviter que l’Allemand ne perde tous ces moyens. Nicolas et moi avons tout simplement suivi la cadence de nos ânes qui s’entendent à merveille et sont au top de leur forme, ce qui visiblement va trop vite. Puis arrive l’Allemand, mouillé et à bout de souffle. Quand il s’arrête, la première chose qu’il arrive à nous dire c’est qu’il n’aurait jamais cru qu’un âne puisse avancer aussi vite. Dans sa vision des choses, il fallait plutôt le tirer ou pousser. Sur ce constat, il allume une cigarette – santé. Peu de temps après arrivent Christiane et l’épouse de l’Allemand. Cette fois-ci nous laissons aux ânes le temps nécessaire de faire le plein, étant donné que la prairie auprès de l’hôtel n’était pas aussi copieuse qu’à l’accoutumée.
Quand nous reprenons le chemin, Bil visiblement pas trop satisfait de la vitesse de croisière de son meneur prend l’initiative et se positionne entre Henry et Titus. J’ai l’habitude de randonner et connaît bien Henry, je ne lui connaissais cependant pas ses capacités alpines. Avec Bil qui connaît le chemin par coeur, c’est reparti. Nicolas me confirmera la même chose pour Titus. Inutile de préciser que nous avançons bien, même très bien. Une fois sortis de la forêt, nous découvrons un plateau à plus de mille deux cent mètres d’altitude qui nous offre une vue à trois cent soixante degrés par un temps légèrement chargé, permettant quand même de voir loin. Notre collègue allemand doit entretemps recourir à une deuxième cigarette. Nous constatons avec satisfaction qu’il utilise sa bouteille d’eau pour compenser partiellement le liquide qu’il a perdu par la transpiration.
Le temps d’attendre les autres, Nicolas en profite pour jeter un coup d’œil sur son pied alors que les ânes broutent tranquillement mais quelque chose les gêne. Alors qu’ils avaient déjà longtemps repéré un bruit, nous ne l’entendons que maintenant. Il s’agit de la jeep de l’exploitant de l’hôtel où nous avons logé, qui devance avec une distance convenable une demi-douzaine de quads, question d’avertir les randonneurs. C’est lui qui en fait la location à ceux qui veulent découvrir la nature de manière différente. Si, lors de mes débuts sur le Camino, Henry avait paniqué lors de la rencontre dans la forêt d’Ars-sur-Moselle avec plusieurs motards, il continue tranquillement à brouter et lève juste une fois la tête pour regarder comme s’il voulait me dire : « Pas de danger – ils s’amusent seulement. »
Au début de notre périple, Browny le chien de Gisèle faisait les mille pas et on le voyait partout, tant à l’avant – qu’à l’arrière. Depuis ce matin, il a changé de tactique. Probablement pris par une petite fatigue, il soigne ses efforts. Il marche avec les ânes jusqu’à un endroit à partir d’où il ne voit plus Gisèle, alors il se pose par terre et attend. Une fois que les deux sont de nouveau ensemble et après quelques bonnes paroles, il refait le même exercice. Visiblement il sait intuitivement comment il faut se soigner.
Depuis la Moure-de-la-Gardille, on a une vue superbe sur Notre-Dame-des-Neiges qui se trouve à douze heures si on se retourne en direction de La-Bastide-Puylaurent. C’est ici que nous faisons une petite pause non sans revêtir une veste pour échapper un peu au vent froid qui souffle à cette altitude de manière non interrompue. A force d’acquérir de l’expérience, nous savons qu’il ne faut absolument pas oublier de boire, même si on n’a pas trop soif. Avant de reprendre la route, nous vérifions si nous sommes toujours sur le bon chemin. La sacoche attachée sur le bât de Titus nous sert de bureau, pour reprendre l’expression de Nicolas. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, notre collègue Allemand semble avoir repris des forces et nous continuons la route.
Près de l’antenne dans le bois de Chambounet, nous retrouvons les fans du quad qui, sur une piste spécialement aménagée à cet effet, s’adonnent à leur sport. Toutes réflexions faites, je ne peux qu’apprécier l’initiative du patron de l’hôtel de la Grande Halte d’avoir devancé les adeptes du quad. En procédant de la sorte, il avertit d’abord les randonneurs et, ce qui me semble le plus important, empêche certains d’entre eux de se lancer dans un jeu de vitesse qui pourrait mettre en danger les randonneurs et le chauffeur non expérimenté.
La descente vers Masméjan est longue et le soleil est au rendez-vous. Du coup le froid cède la place à une chaleur presque écrasante. Chacun marche à son rythme, ce qui me permet de savourer pleinement le paysage avec beaucoup de genêts. Aujourd’hui je sais que le genêt est tout doucement en train de prendre une ampleur jamais connue. Si, dans le temps, l’exploitation des terres a permis de le maîtriser, il semble devenir un fléau aujourd’hui. Outre la beauté du paysage, j’ai en bas du chemin réalisé que j’ai de nouveau vécu un de ces moments qui deviennent de plus en plus fréquents où je n’ai pensé à rien, dûment dans le conscient – j’ignore cependant que mon subconscient a fait à ce moment de moi. Peu importe, j’ai savouré – carpe diem. Oui, c’est possible - même si j’écris ces lignes alors que le monde vient d’apprendre la disparition de Robin Williams, dont j’ai ô combien apprécié le rôle dans « dead poets society » avec sa façon de voir les choses autrement et ses étudiants qui s’y retrouvaient dans « captain oh my captain ».
Le silence a également fait ses effets chez Nicolas, puisqu’arrivé à ma hauteur, il se pose la question comment il est possible que les femmes discutent tout le temps, que ce soit en montant, sur le plateau ou en descendant, elles parlent et elles gesticulent sans s’arrêter.
Dans un pré près du pont de l’Allier en face d’une ligne de chemin de fer, nous prenons notre pause midi. Les ânes y trouvent également de quoi faire le plein et en profitent jusqu’à la reprise de la route. On les voit à peine se reposer. De temps à autre, nous voyons d’autres randonneurs qui passent et se posent probablement la question pourquoi on repose en plein soleil alors qu’il fait si bon à l’ombre. Le soleil est bien au rendez-vous. Le long de l’Allier dans cette vallée, la sensation de la chaleur du soleil n’est pas trop forte.
Quand nous attaquons la dernière partie de marche de la journée, nous passons sur le pont de l’Allier et j’ai de la peine à croire qu’il y a de l’eau. On voit le fond, tellement l’eau est propre. Si on n’entendait pas l’eau couler, on aurait des difficultés à le percevoir. Nous prenons à droite et tombons sur un autre petit challenge pour les ânes, passer par une petite rivière. Ce qui chez eux cause parfois un problème n’en est pas un ici – décidément l’altitude a bien changé leur comportement. Dans la montée, nous croisons le chemin du cultivateur à la retraite avec ses copains et leurs épouses. Une des femmes à l’arrière du groupe à visiblement de très grosses difficultés pour avancer. A en juger, elle doit avoir un problème de la hanche. Nous lui proposons de poser son sac à dos sur le bât de Henry mais elle ne veut pas. Le groupe nous dit vouloir marcher encore plus de dix kilomètres aujourd’hui – osons espérer que ce ne sera pas la volonté qui veut l’emporter sur la force humaine. Dans la suite, nous ne les avons plus croisés sur notre route.
Vers trois heures, nous arrivons à Chasseradès. Une des premières maisons est « l’Hôtel des Sources ». Devant la porte, il y a une trentaine de randonneurs qui savourent un moment paisible dans l’ombre et consomment des boissons. Comme il nous reste quelque deux kilomètres à faire, nous préférons en faire autant et attachons les ânes et nous mettons près d’une des dernières tables qui restent. Après un certain temps, nous réalisons qu’il faut aller chercher les boissons soi-même et Nicolas et moi faisons le service. Arrivés à l’intérieur, le monsieur derrière le comptoir nous salue et dit : « Un de vous doit être Nicolas, vous avez réservé chez moi ». Pour être étonné nous étions étonnés. Oui c’est moi, dit Nicolas mais on a réservé dans le gÎte près du pont de Mirandol. « C’est le gite de mon père, mais vous dormez ici – le pré pour les ânes est derrière la maison ». Notre soif nous a ainsi évitée un aller-retour inutile par un soleil battant à cette heure. Le pré pour les ânes avait tout ce qu’un cœur d’âne peut demander : de l’herbe, des arbres avec de l’ombre, une grande place pour se rouler ou dans le langage des ânes pour prendre un bain, de l’eau avec en supplément de la part l’aubergiste : du foin et des grains.
Notre collègue allemand, qui avait opté pour un tour avec réservation d’hôtel compris, logeait sous le même toit.
Je profite de l’occasion pour remercier Gisèle et Nicolas de m’avoir prêté leur portable pour me permettre de donner un coup de fil à mon épouse le soir, comme d’habitude entre dix-huit et dix-neuf heures. Chez nous le temps était également au beau fixe, si non rien de nouveau – savourons donc la journée.
Comme si on n’avait pas assez marché sur la journée, Nicolas et moi décidons de visiter encore le village. Un panneau indique que nous sommes en région Languedoc-Roussillon et plus précisément dans le département de la Lozère. Si la population en mille neuf cent soixante-huit comptait deux cent quatre-vingt-hui personnes, le nombre d’habitants à ce jour atteint quelque cent cinquante personnes. Outre l’hôtel dans lequel nous sommes descendus, il ya encore un autre gîte et surtout une petite épicerie. L’église catholico-romaine Saint-Blaise, classée monument historique en mille neuf cent quarante-trois, est à notre grande surprise ouverte. L’intérieur est très sobre et je note particulièrement l’absence de tout ornement, tableaux et autres – une réduction à l’essentiel qui me plaît. Pour une fois qu’une église est bien entretenue, nous trouvons aussi un lavoir très bien entretenu comme j’en ai rencontré partout en France profonde. Chasseradès a cependant la particularité d’en avoir deux – l’un à côté de l’autre.