La sagesse du trépas
La Toussaint, qui pour beaucoup de gens reste l’occasion de se souvenir de leurs proches défunts (Le Petit Robert précise : latin defunctus, p. p. de defungi, « accomplir sa vie »), nous pose la question qui ne retient pas que l’attention du christianisme, mais encore celle d’autres religions et de la pensée humaine tout entière, question qui porte sur la vie et le temps qui passe. Qu’en est-il du caractère passager de notre cheminement temporel ou de notre existence « hébraïque » (de l’hébreu « ‘âbar » pour « passer », « traverser ») en termes de sagesse ?
Une piste de lecture que Jules Verne nous donne au début de son roman Le Tour du monde en 80 jours nous permet d’entreprendre une réflexion philosophique sur le caractère éphémère de notre existence et sur sa valeur, car le voilà qui commence sa narration en décrivant la rencontre passagère entre Phileas Fogg, « personnage énigmatique » (chapitre I), accompagné de son aimable domestique, Jean Passepartout, avec une pauvre mendiante tenant un enfant à la main : « Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu’il venait de gagner au whist, et, les présentant à la mendiante : « Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir rencontrée ! » Puis il passa. Passepartout eut comme une sensation d’humidité autour de la prunelle. Son maître avait fait un pas dans son cœur » (chapitre IV). Il n’en va pas de même de l’enfant de la rue que Charles Dickens décrit dans son roman Bleak House, à savoir Jo, toutes les fois que des membres de la société aisée lui demandent de s’en aller, de passer ailleurs (voir le chapitre 19, « Moving On »), jusqu’à ce que ce pauvre garçon trépasse (voir le chapitre 47, « Jo’s Will », un chapitre très émouvant).
Comme Jules Verne, Charles Dickens entend sensibiliser ses contemporains à ce qui se passe autour d’eux et à la nécessité du bien, notre monde ayant besoin d’une macro-bienfaisance aux traits de micro-bienfaisances et d’une économie solidaire, saine, instruite, écologique aussi – économie et politique, dont le discours est autre que celui des soi-disant « busy gentlemen » que Charles Dickens décrit dans son roman Martin Chuzzlewit : « It [= their conversation] was rather barren of interest, to say the truth; and the greater part of it may be summed up in one word – dollars. All their cares, hopes, joys, affections, virtues, and associations, seemed to be melted down into dollars. […] Men were weighed by their dollars, measures gauged by their dollars; life was auctioneered, appraised, put up, and knocked down for its dollars » (chapitre 16) –, l’aide de chacun/e comptant.
Alors attention ! Si nous nous montrons insensibles, pensant pouvoir nous passer de tout ce qui se passe sans voir aucunement ni vouloir que tout se passe bien, nous nous perdons en périssant, le néant (forcément relatif) étant résolutif de toute impasse à l’encontre du bien. Qui croit pouvoir se passer de tout comme si de rien n’était, allant dans son indifférence jusqu’à ignorer le « néanmoins » de la réalité en devenir, finit par décéder en défaillant au lieu de trépasser en vivant (le préfixe tré- venant du latin trans, voir saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, IX, 13).
Naître et mourir, n’est-ce pas vivre en s’outrepassant grâce à l’Être indépassable, l’Absolu relationnel, sans qui nous ne serions pas ni ne deviendrions, nous surpassant au-delà de ce que nous ne sommes qu’en nous-mêmes (ainsi que de nous-mêmes), étant encore et surtout en l’Être suréminent ce qu’Il est, y compris nous-mêmes ? N’est-il pas vrai que nous nous outre- car surpassons grâce à l’Indépassable qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, d’où la valeur de l’oraison comme expression d’une anthropologie théologique (voir p. ex. sainte Catherine de Sienne, Le Dialogue) ?
Pour y voir plus clair d’un point de vue philosophique, il convient d’avancer d’un pas soutenu par la pensée d’Aristote (voir e. a. Métaphysique, Θ, 1045 b 27 – 1052 a 14) : À l’état naturel où nous nous trouvons en devenir selon les ressorts du possible – en acte à l’état d’altérité particulière et de passivité –, nous ne changeons qu’en nous outrepassant selon ce que nous ne sommes pas, question d’un néant relatif, et ce que nous sommes véritablement grâce à l’Être qui domine sur ce que nous ne sommes certes pas sans aucune condition, mais selon la nécessité du bien, le « pas encore » temporel se pliant parfaitement au « déjà » de l’unique toujours sans déclin (voir Gn 1,1-2,4a). Tout en se surpassant, l’étant en acte se situe entre l’en puissance relatif et l’aboutissement (« entéléchie ») ou l’accomplissement à titre de transfiguration.
Or, il suffit de poursuivre d’un pas rassuré et rassurant, cette lettre n’ayant pas d’autre intérêt que d’encourager à la bienfaisance (à l’exemple de saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, III, IX – X : « La douceur envers soi-même » – « Qu’il faut traiter des affaires avec soin, sans empressement ni souci »). Trébucher et se relever en voulant bien faire, voilà ce que j’entends par trépasser à l’état naturel. Il n’est pas raisonnable pour le commun des mortels de prétendre ne pas avoir la moindre expérience du trébuchement ni n’avoir besoin d’aucun secours par excellence, compréhensif et sauveur, pour lui permettre de mener sa vie en âme et conscience sans en même temps devoir abdiquer, mais bien debout, remis sur pieds. Être résilient (du verbe latin « resilio », de « re » et « salio », sauter / bondir), c’est savoir rebondir. Une vie contre la fausseté et toutes ses illusions se méfiera donc de la vaine gloire et de l’orgueil qui ne mènent qu’à de mauvais jugements aux allures néfastes.
Au vrai, l’expérience nous apprend en quoi naître et mourir n’est vivre qu’en trépassant, raison d’espérer tout en demeurant confiants, en paix, proches de nos bien-aimés défunts ayant trépassé.