
« En lisant ce passage des Évangiles, dit des « pèlerins d’Emmaüs », est né en moi comme une philosophie de la vie que j’appelle la « désillusion enthousiaste ». J’ai pris une planche, un pot de peinture et j’ai écrit « Emmaüs » […]. Lorsque j’ai mis cette pancarte à l’entrée du jardin, je n’avais aucune idée […] de ce qui allait arriver peu de temps après. C’est-à-dire qu’à la place de la jeunesse, tous les lits, les uns après les autres, allaient être occupés par des gens, eux, en proie à la pire désillusion. Car c’était leur propre vie qui avait été cassée, brisée : des ménages rompus, des sortis de prison, des femmes abandonnées avec enfants, des alcooliques… » (Abbé Pierre, Mémoire d’un croyant, Fayard, p. 46-47). Tous ces gens, il les a accueillis.
L’Abbé Pierre, dont l’appel du 1er février 1954 sur les ondes de Radio Luxembourg a sauvé la vie à beaucoup de gens (hommes, femmes et enfants), n’a pas dérogé à la sainteté réaliste en ayant eu la moindre prétention d’avoir été un saint homme n’ayant jamais commis aucun péché, mais il a fait beaucoup de bien en essayant de faire de son mieux. Alors que dire ? Le mouvement Emmaüs trouve en lui un fondateur dont il peut se montrer reconnaissant en se ralliant à cette idée clé que l’abbé n’a cessé de répéter, à savoir celle de la « désillusion enthousiaste », selon laquelle on ne voit au-delà de la vulnérabilité et de la faillibilité de notre existence humaine qu’en ne fermant pas les yeux sur elles, c’est-à-dire sur toute cette insuffisance à laquelle notre réalité est irréductible, d’où le bien-fondé de la confiance appelée à surmonter cette autre désillusion, celle de l’absurde, que l’Abbé Pierre a qualifiée de négative.
Aujourd’hui, on l’accuse avec une véhémence violente d’avoir commis quelques méfaits plus ou moins graves, alors qu’il n’a plus aucune possibilité de se défendre de vive voix ou de dire son mea culpa et d’approuver justice au cas où il aurait commis ne serait-ce qu’une partie de ce qu’on lui reproche. Ce que je pense en tout cas, c’est qu’il n’a jamais voulu prêcher l’illusion à son égard (bien au contraire) et qu’on est plutôt mal placé à vouloir lui reprocher un certain désenchantement qui n’épargne personne à y regarder de près (Lc 18,9-14 à méditer). L’Abbé Pierre a reconnu les forces et les faiblesses de l’être humain, il a souffert de la faiblesse des hommes sans pour autant désespérer de l’être humain ; puis, il s’est vraiment dépensé à se faire le porte-parole de la bienfaisance éclairée en témoignant de la bonté parmi les pauvres et les marginalisés qu’il côtoyait (à la vie desquels il communiait). Alors, il serait bon de la part des autorités ecclésiales (conférences épiscopales…) et de notre société civile de se rappeler Mt 7,1-3 plutôt que de se bercer dans l’illusion d’avoir le droit ou même le devoir incontestable de persécuter et de répudier l’Abbé Pierre (sans vraiment se préoccuper de ce qu’il aurait à en dire s’il en avait l’occasion).
L’Abbé Pierre, qui a fait valoir la désillusion enthousiaste à l’égard de tout le monde, n’aurait-il pas le droit à ce qu’on la fasse valoir raisonnablement à son égard, lui qui n’en demande pas plus ? La charité, c’est ne pas s’associer au péché afin de condamner qui a failli, mais s’associer au pécheur affligé et repentant (qui ce faisant accepte les raisons de la justice), afin de condamner le péché. Enfin, qu’est-ce que la miséricorde et qui en a besoin ? Si vous regardez dans un dictionnaire comme Le Petit Robert, vous recevrez d’abord une explication étymologique qui vous apprend que ce mot provient du latin misericordia, de misericors « qui a le cœur (cor) sensible au malheur (miseria) » avant d’y lire cette première définition : Sensibilité à la misère, au malheur d’autrui (une idée, qui se retrouve également en allemand, voir le mot « Barmherzigkeit »).
Finalement, il faudra plaider pour un maximum de décence en matière de justice, une bienséance à respecter aussi par les médias. Sans vouloir banaliser quoi que ce soit en criant arbitrairement aux infox (fake news), je crois très important de relever ce que l’auteur du fameux roman Max Havelaar (porte-parole du commerce équitable…), à savoir Eduard Douwes Dekker dit Multatuli, a écrit sur sa propre biographie dans la note 5 [1881, note 6] : « Il va de soi que, dans notre siècle de falsification, un commerce spéculatif d’articles posthumes bien imprimés se développera. Et encore, si l’activité des faussaires se limite à la chose écrite, le mort pourra s’estimer heureux. Mais les tours de passe-passe dont on amusera le public à propos de ma vie, de ma conduite, de mon caractère ! Dès maintenant, j’apprends tous les jours des incidents qui me concernent, des événements où je joue, moi, le rôle principal, et qui me surprennent, moi, plus que n’importe qui d’autre. Les légendes qui courent sur mon compte – même les moins malveillantes – frôlent, pour qui me connaît réellement, le comble du ridicule… » (Traduit du néerlandais par Philippe Noble). Disons que si la désillusion enthousiaste est en quête de lumière, elle se gardera bien d’être imprudente et grossière en matière de jugements, la bonne cause n’étant rien d’autre que la vérité.
Marc Gilniat
Eppelduerf